Le Chagrin et la Pitié (1969)
C’est l’autopsie sans anesthésie du cadavre moral de la France.
Pas la France mythifiée de la Résistance fantasmée, mais celle du compromis, du confort, du ventre plein. Celle qui collabore non par peur, mais par affinité de classe.
On nous a trop souvent enseigné la Shoah comme une abstraction morale, déconnectée de ses logiques économiques, raciales, coloniales, bureaucratiques. Le Chagrin et la Pitié fait exploser cette mise à distance en filmant ce que la France préfère enterrer : la banalité de la compromission, le zèle bourgeois à soutenir Pétain pour maintenir l’ordre social, le silence des élites, la lâcheté érigée en norme.
Ce qui choque ici, ce n’est pas la monstruosité nazie : c’est la putain de normalité française. C’est précisément ça qui rend ce film indispensable aujourd’hui. Derrière chaque gouvernement qui prône “l’ordre”, derrière chaque vacarme sur la violence des manifestations, derrière chaque nostalgie gaulliste ou pétainiste maquillée en réalisme politique, il y a cette même structure qui respire encore : celle qui sacrifie l’éthique sur l’autel du confort, qui pactise avec l’autorité pour protéger ses privilèges, qui collabore en disant ; il faut bien vivre, mon cher Léon.
La capitulation de juin 1940, ce n’est pas qu’une armée battue. C’est un État qui se jette dans les bras du fascisme, en l’habillant de raison, de réalisme, de patriotisme. Ce n’est pas un effondrement : c’est un choix. Un choix administré par les élites, accepté par la bourgeoisie, orchestré par les institutions. Si ÇA NE FAIT PAS ÉCHO À LA FRANCE D’AUJOURD’HUI, alors je ne sais pas ce que ça veut dire.
Le Chagrin et la Pitié montre sans fard que la France n’a pas tant été vaincue qu’elle s’est empressée de collaborer, pour sauver ce qu’elle jugeait essentiel : l’ordre social, la propriété, la hiérarchie, l’État. “L’amitié franco-allemande”, c’est la collaboration. Le Chagrin et la Pitié est une clé puissante pour comprendre la fabrication sociale de l’antisémitisme en France, non pas comme un archaïsme figé, mais comme un outil performatif, stratégique dans la construction identitaire. L’antisémitisme cesse d’être une vieille haine irrationnelle : il devient un marqueur symbolique, un moyen pour la société française en “reconstruction” de se définir contre un imaginaire moderne allemand qu’elle envie et redouté. Le recours à l’anti arabisme en France est pareillement un artifice pour “paraître moderne”, en adoptant une posture sécuritaire “républicaine”, codifiée, qui prétend s’opposer au passé, à la “barbarie”, à la “violence communautariste”. Sauf que, dans les faits, elle réactive les logiques impériales de domination raciale, économique et culturelle. Comme l’antisémitisme sous Pétain.
C’est plus qu’un documentaire, c’est la France passée au scalpel pendant 4h.