Ils ne craignent pas la colère. Ils craignent le lien.

« Nous savons qu'ils mentent. Ils savent qu'ils mentent. Ils savent que nous savons qu'ils mentent. Nous savons qu'ils savent que nous savons qu'ils mentent. Et, pourtant, ils persistent à mentir. » – “Alexandre Soljenitsyne”

Cette fausse citation me hante. Une stratégie comme structure de pouvoir qui, dans nos sociétés capitalistes, est devenue un bruit de fond permanent. Un écran de saturation, un chaos organisé, dont l'objectif n'est plus de faire croire à quelque chose, mais de s'assurer que plus personne ne croie en rien.

Ce n’est pas une bataille d’idées. C’est une guerre contre le réel. Le contre récit, pour exister, a besoin d’un socle partagé, d’un minimum de confiance dans la possibilité d’une vérité commune. Or, ce que produit le mensonge de masse, ce n’est pas une adhésion aux fictions : c’est la destruction du socle même sur lequel un récit alternatif pourrait tenir.

C’est comme si on te tapait dessus, constamment. Pas pour te convaincre. Juste pour t’user. Pour t’effacer. Le but n’est pas de faire croire. C’est de saturer, de noyer. De remplacer les faits par du flux, du bruit, de la parole automatisée, vidée de sens. On ne débat plus, on suffoque. Et pendant que certains agitent encore leurs arguments, croyant jouer sur un vieux terrain de rationalité partagée, le sol est déjà calciné.

C’est une pyromanie organisée. Une guerre de position menée par la répétition, l’indifférence, la falsification permanente. Ils testent les seuils. Ils observent. Et constatent que le point de rupture n’arrive jamais. En France, la gauche est arrivée en tête. Et pourtant, c’est l’extrême droite qui gouverne. Le “barrage républicain” est devenu un cheval de Troie. Le pouvoir n’a plus besoin de légitimité, juste d’habitude.

Ce mécanisme ne se limite pas à la France. Il structure des régimes entiers. Israël, colonisateur, génocidaire, en use à plein régime. Mais Paris, Londres, Berlin, Washington partagent cette même guerre contre le réel. Ils ne censurent plus frontalement. Ils inondent. Ils saturent. Et quand on leur oppose les faits, les corps, les archives, ils répondent par des appels au calme, des injonctions molles relayées par une justice de classe.

Dans cette guerre, le réel, c’est nous. Et leur arme la plus efficace, c’est le morcellement. Le capitalisme a toujours fragmenté : les corps, les communautés, les récits. Il isole, il découpe, il disperse. Tant qu’on parle en miettes, ils nous laissent parler. Mais dès qu’on tente de relier, d’assembler, d’unir les bribes de vérité, alors la punition tombe. Parfois même depuis nos propres espaces.

On s’est battus pour des lieux sûrs, sensibles, horizontaux. Et c’était vital. Mais ces lieux aussi ont été façonnés par la peur de blesser, de dominer, d’imposer. Par la méfiance générée par des siècles de patriarcat, d’oppression. Alors on s’est tus. Ou on a parlé uniquement entre identiques. Et peu à peu, ce qui devait être des lieux de puissance sont devenus des lieux de prudence. Et le monde, lui, n’attend pas. Il frappe.

Il faut rouvrir le commun. Même s’il est rugueux, chaotique, conflictuel. Parce que le commun, ce n’est pas l’accord. C’est le lieu du désaccord vivant. Là où ça frotte, où ça tranche, où ça se confronte. Le socle de vérité ne sera jamais parfait. Il sera mouvant, instable, fissuré. Et tant mieux. Parce qu’il sera vivant.

Ce qu’ils craignent, ce n’est pas notre rage. C’est notre jonction. Ce moment où nos fragments cessent d’être isolés. Où nos vérités se parlent. Où nos ruines deviennent lignes de front. Là, ils vacillent. Parce qu’un système d’exploitation ne redoute pas la dissidence en soi, mais sa connexion.

Beaucoup, aujourd’hui, se plaignent mais s’adaptent. Ils acceptent de vivre leur temps de vie dans ces ruines organisées. Et ça aussi, c’est une victoire du système : faire de la résignation une posture raisonnable. Une posture qui n’attend plus rien, qui se contente de tenir debout, sans lien, sans socle.

Mais nous, on peut encore parler autrement. Relier autrement. Et poser cette question : que veut-on faire de la vérité ? En miettes, ou en commun ?